Après cinq ans de silence, l'écrivain autrichien revient en force avec trois livres. Romancier, scénariste, dramaturge, essayiste, il est toujours là où on ne l'attend pas.
«J'écris avec la respiration, pour découvrir le sacré, celui de la vie», commente Peter Handke. (Louis Monier/Rue des Archives)
Pour rejoindre son refuge, il faut dépasser l'alignement des pavillons à meulières ombragés par les lilas, emprunter une allée assombrie plantée de hauts thuyas, patienter devant le portail vaguement bleu. Au loin, c'est la massive forêt de Meudon, sous un premier soleil de printemps. Si Horace avait eu son Lebedos, Handke a déniché là, voici une vingtaine d'années, son havre d'écriture, après avoir définitivement quitté sa Carinthie, séparé de Paris «par une croupe de collines boisées». Un vrac d'objets mal identifiables, de tablettes, d'outils, d'autres babioles de plastique, fait du jardin protégé un drôle d'endroit romanesque, sur lequel veille une espèce de haut-relief en bois représentant les trois rois mages, reproduction fidèle d'une sculpture moyenâgeuse de l'église de Griffen, son bourg natal. C'est ici qu'il a écrit la plupart de ses ouvrages, depuis Essai sur la journée réussie.
Marcheur infatigable, flâneur attentif, Peter Handke prend parfois la fantaisie de franchir la tendre Bièvre et de traverser champs et sentiers pour rejoindre Port-Royal-des-Champs, carnet de notes en main. D'ailleurs, dans son Don Juan(raconté par lui-même), il fait revenir le séducteur sévillan dans l'ancien fief des jansénistes. Handke ne cache pas son admiration pour ce grand suborneur d'hommes et de femmes, considérant même qu'il «a fait du bien au monde», au point de le considérer «comme un véritable frère». Ce Don Juan très personnel était son dernier livre traduit en français (en 2006), jusqu'à la sortie simultanée de trois nouveaux ouvrages. Auparavant, il avait abordé un autre personnage mythique de l'Occident, Don Quichotte (dans La Perte de l'image ou Par la sierra de Gredos).
Handke, et c'est là une de ses vertus cardinales, n'a jamais hésité à prendre le rebours de l'opinion commune, l'envers des doxas bien établies. Quitte à le payer, et même très cher. Il y a cinq ans, il avait suscité une violente polémique après s'être rendu aux obsèques du dirigeant serbe Milosevic, où il avait déclaré : «Je sais ce que je ne sais pas. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J'écoute. Je ressens. Je me souviens. Pour cela je suis aujourd'hui présent, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic.» Rançon de la colère, solde de son engagement: une de ses pièces est brutalement déprogrammée de la Comédie-Française. Adieu donc le prestigieux Nobel, qu'on lui promettait peu ou prou depuis des années. Dix ans plus tôt, il avait été un des rares intellectuels à avoir condamné les bombardements de l'Otan sur la République serbe, aux côtés de sa compatriote Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature 2004), de son ami le metteur en scène Luc Bondy ou de l'Allemand W.G. Sebald. Dans Mon année dans la baie de Personne, sorte de «prière narrative», le protagoniste, Gregor Keuschnig, ne s'écrie-t-il pas: «Mon époque, mon ennemi»? À propos, l'hostilité vis-à-vis de Handke ne date pas d'aujourd'hui. Au début des années 1990, un critique français, forcément blasé, avait traité ses livres de «blêmitudes», bâclées par un «saturnien soporifique». Pas très élégant envers celui qui quelques années plus tôt avait traduit en allemand le grand Emmanuel Bove (Bécon-les-Bruyères, Mes amis…), René Char, Francis Ponge, deux romans de Patrick Modiano, et même adapté au cinéma La Maladie de la mort, de Marguerite Duras.
«Le langage devenu langage»
On lui doit également d'avoir fait connaître outre-Rhin un des premiers romans de Julien Green, lequel avait fait vœu, au soir de sa vie, d'être inhumé à Klagenfurt, touché par la grâce d'une effigie de la Vierge ; «une des villes les plus nazies d'Autriche», commente Handke, qui y avait passé deux ans, comme pensionnaire dans une institution religieuse, avant d'en être chassé pour avoir lu, à l'âge de quinze ans, Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos. «Dès le plus jeune âge, j'ai été infecté par le sang noir du catholicisme», se souvient-il, avec des accents de rage. Et de répéter: «Oui, le sang noir.» Tout cela, et davantage, le journaliste allemand Malte Herwig le rappelle dans la première véritable biographie consacrée à l'auteur de La Femme gauchère, parue en ce début d'année sous le titre wagnérien (un contresens volontaire?) Le Maître du crépuscule (inédite en français).VIDÉO INA - Peter Handke à propos de La Femme gauchère :
Le jardin fleuri de Peter Handke tremblote dans la lumière finissante. On pense à quelques pages tombées de ses Carnets: «Les hortensias mauves du jardin. Le buis dans l'ombre. La marche des merles dans les fourrés. L'arrivée des moineaux (…). L'ébullition du silence.» Commentaire de l'auteur: « La littérature, c'est le langage devenu langage; la langue qui s'incarne. J'écris avec la respiration, pour découvrir le sacré, celui de la vie. Je crois être un romantique décidé, qui rend grâce à la mémoire.» Son état de veille est permanent. Ce qui nous vaut de nombreuses lignes lumineuses, comme: «Une forme d'amour: avec l'aide de l'être aimé réapprendre le mensonge, jeu pour élargir l'existence», ou encore, dans des nuances mélancoliques: «La nuit je ne voudrais plus entendre que des voix de femmes», et plus bucoliquement: «Marche, empilement de quiétude.» Tonalités variées que l'on retrouve dans Hier en chemin. Carnets, novembre 1987-juillet 1990. Et si c'était là que se loge l'essentiel de Peter Handke? Non pas dans ses romans ou récits, ni dans son théâtre capricieux, mais dans ses volumineuses notes amassées jour après jour, heure par heure, constituant sa substantifique moelle littéraire. On le retrouve alors parcourant l'Europe, de Split à Ostende, d'Amsterdam à l'andalouse Ubeda, où est mort saint Jean de la Croix, s'attardant dans l'ombre des églises romanes, en dénudant les objets et les gestes quotidiens, en lançant des syllogismes poétiques. Il y évoque John Keats, le romantique qui voulait une vie de sensations et non de pensées, après avoir évoqué Tokyo sous la neige. Il l'avoue : «Je suis un penseur de l'instantané : je ne suis même que cela. Narrer ne m'intéresse pas, mes intrigues sont masquées, enfouies ; je préfère réaliser, au sens où l'entendait Cézanne». Parus simultanément en français, Kali est un roman noir d'anticipation situé dans une ville dominée par une mine de potasse, où survivent des migrants et une étrange cantatrice bêleuse, alors que la tourbillonnante et inclassable Nuit morave nous entraîne au fond des Balkans, cette terre meurtrie et soumise «à la dictature du temps normal et réel». Une terre revisitée par un écrivain vieillissant auquel il ne reste que la «bravade» pour s'exprimer.
La littérature n'est pas tout pour Handke, bientôt âgé de 69 ans, qui a fourbi ses premières armes au milieu des années 1960 avec Les Frelons et Le Colporteur, avant de se faire un nom avec L'Angoisse du gardien de but avant le penalty et le bouleversant Malheur indifférent, requiem dédié à sa mère d'origine slovène. Le théâtre tout comme le cinéma occupent une place de choix dans ses activités. D'ailleurs, son nom sera toujours associé au film de son ami Wim Wenders,Les Ailes du désir (1987), en qualité de scénariste, un film onirique mené par Bruno Ganz, Peter Falk («Colombo» au petit écran) et le rocker Nick Cave.
Dans les années 1960, on parlait de pop music; chez Handke, on disait «beat musik». Passionné depuis toujours par Bob Dylan, «le psalmiste», les Kinks, les Stones, il avait cru dans sa jeunesse que le rock «pouvait apporter une véritable démocratie, au-delà des rêves». Depuis, le fan de Creedence a eu le temps de déchanter pour revenir sur ses illusions, même s'il collabore avec le grand songwriter Van Morrison (le père de Gloria).
Son dernier opus, qui vient d'être publié en Allemagne, s'intitule Der grosse Fall(«la grande chute»): vingt-quatre heures dans la vie d'un acteur désœuvré prêt à commettre un meurtre, et qui tombe opportunément amoureux d'une femme. Un roman, précise-t-il, «sur la dernière vision des choses». De son côté, le compositeur Philip Glass, spécialisé dans la musique répétitive et parfois verbeusement ennuyeuse, travaille sur un opéra inspiré de la pièce de Handke, Traces des égarés . Le titre lui va à merveille. Lui qui aime à dire: «Je suis presque un désespéré», et qui aurait pu chanter, comme Don Giovanni face à Donna Anna: «Qui je suis, tu ne le sauras pas.» Non lo saprai…
La Nuit morave de Peter Handke, traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Gallimard, 396 p., 23 €.
Kali. une histoire d'avant-hiver de Peter Handke, traduit de l'allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, 118 p., 14,50 €.
Hier en chemin, Carnets, novembre 1987-juillet 1990 de Peter Handke, traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Verdier, 440 p., 25,50 €.
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De Numance à Samarkand, Peter Handke prend les routes et les fleuves de la vieille Europe
Isabelle Rüf
Un écrivain qui a renoncé à l’écriture rassemble quelques amis sur une péniche, «La Nuit Morave». Au long d’une nuit de libations et de paroles, il leur raconte son périple à travers le Vieux Continent, de l’Espagne à sa terre natale, en Autriche. Une traversée d’une beauté inquiète et parfois drôle, magistrale
Les liens
Un été avec Peter Handke
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Genre: Récit
Réalisateurs: Peter Handke
Titre: La Nuit Morave
Traduit de l’allemand par Olivier Le Lay
Studio: Gallimard, 400 p.
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Une péniche, amarrée sur la Morava, affluent du Danube, près de Porodin, en territoire serbe. Autrefois, un hôtel, aujourd’hui, point d’ancrage d’un ancien écrivain, toujours prêt à quitter le mouillage. La Nuit Morave, c’est le nom de ce refuge mobile, et c’est une nuit aussi que le lecteur va partager avec les quelques amis réunis pour entendre de la bouche du voyageur le récit de son périple à travers la vieille Europe. Un voyage sinueux qui mènera dans des provinces reculées d’Espagne, près de l’antique Numance, dans la province de León, en Allemagne, sur les traces du père dans le Harz hostile, dans l’Autriche de l’enfance, et dans une Samarkand de légende. Le voyageur, l’ancien écrivain, le Maître a donc convoqué une poignée d’hommes. Répondant à l’appel, au cœur de la nuit, ils ont convergé vers le bateau. Là, dans le coassement des grenouilles et le fracas de camions sur la rive, ils reçoivent un accueil rude, peu amical, qui se réchauffe à l’apparition d’une femme, la Beauté même, surprenante dans ce monde masculin, et à l’arrivée des vins et des nourritures de la Morava.
Le récit peut alors commencer, selon un rituel instauré par le Maître, à deux voix, la sienne et celle de l’ami qui a accompagné telle ou telle étape. Ces paroles nous sont souvent rapportées par un des convives, d’autres interviennent, et la superposition des voix crée une résonance d’oratorio qui les unit dans un même danger, littéralement suspendus au récit: «S’il perdait cette régularité, c’en serait fini de lui et de nous, comme pour une cordée qui, sur un pont de glace, tente de franchir une crevasse glaciaire et où l’homme de tête, ne serait-ce qu’une seconde, déplace la charge.» L’errance commence dans la fuite devant des signes mauvais. «Dès l’enfance, il avait compris qu’il attirait la haine, sans même une raison. Et depuis toujours, il l’avait accepté.» Un départ en car, au milieu de réfugiés, à travers les ruines d’un pays détruit. Il y a toujours chez Peter Handke le deuil de l’ancienne Yougoslavie. Sa tristesse s’exprime ici par la colère contre la passivité des passagers, réfugiés derrière leurs grilles de sudoku. Elle trouve un écho dans les invectives du chauffeur de l’autocar, sur la musique d’Apache, des Shadows: «Je suis un sans-Etat et j’en suis fier.»
http://www.letemps.ch/Page/Uuid/0a72973c-bf8b-11e0-8bfc-d0cc00679b33/De_Numance_à_Samarkand_Peter_Handke_prend_les_routes_et_les_fleuves_de_la_vieille_Europe
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Par PHILIPPE LANÇON
A quoi reconnaît-on le rythme d’un grand livre ? Aux ralentissements et détours qu’il impose. L’auteur s’arrête, bifurque, découvre ce qu’il n’attendait pas. Il met tout sur la page, la découverte et l’état du découvreur, «comme s’il fallait envoyer un beau moment à quelqu’un comme prière». Prière est un mot fréquent dans les livres de Peter Handke, dans ses paroles aussi. Qui dit prière, dit pélerinage. La Nuit Morave en est un. Il poursuit la ballade métaphysique et politique entreprise dans Mon année dans la baie de personne et la Perte de l’image.
Le voyage romanesque se déroule de Serbie en Adriatique, de Castille en Galice, du Kosovo en Autriche, bref, dans la Vieille Europe. En Carinthie, province natale de Handke, on suit un colloque international de joueurs de guimbardes : «Qui attaquerait, ferait entendre en premier sa guimbarde ? Tout de même pas ces deux Autrichiens avec leurs costumes traditionnels marron et les boutons de corne de cerf en forme de tête de mort au revers ? Mais pourquoi pas ?» Des points d’interrogation ferment souvent les phrases de Handke. Ce sont des points de sourire ou, plus souvent, d’attente.
«Muet». A Soria, on participe à «un symposium sur le bruit», en compagnie de quelques hommes qui ne supportent plus que les leurs. Handke lui-même est exaspéré par les bruits, à commencer par celui que fait sa propre voix quand il vous parle. Il la critique sans cesse - le ton, le rythme, son français, les chevilles employées. Il n’aime pas plus se lire à haute voix : «Je ne prononce pas les mots que j’écris, je ne suis jamais aussi muet que quand j’écris.»
Parmi les participants au symposium, il y a un moine chartreux qui aime nettoyer les toilettes de son monastère, préférant le bruit du balai chiotte à tout le divin silence. Handke aime lui aussi les toilettes. Ils lui permettent de s’isoler. Il pense écrire un jour un texte sur ce «petit coin tranquille.» Le moine dit : «Autrefois c’était là une fabrique de silence, c’est là que se dressaient autrefois les édifices du silence. Mais avec les ans c’est devenu un faux silence, le faux silence. Nous n’étions pas obligés de nous regarder constamment dans les yeux. Mais au fil du temps, je ne percevais même plus ceux qui vivaient près de moi dans les cellules voisines ou dehors dans les galeries du cloître. Ou alors simplement comme toussoteurs, bousculeurs de prie-dieu, traîneurs de sandales justement.» On rit pas mal en lisant la Nuit Morave. On se moque des nationalismes, du fantasme de la Mittle-Europa, de la figure de l’écrivain. Au fond du rire, il y a ceci : une nuit inquiète, européenne, contemporaine, où chaque Etat, chaque communauté, chaque individu, souffrent de ne plus regarder les autres, de ne plus en attendre quoi que ce soit - sinon une certaine menace.
Le voyage a été fait, dans l’après-guerre balkanique, par un écrivain solitaire et sans nom dont la vie rappelle celle de l’auteur, mais qui, contrairement à lui, n’écrit plus. Il a pris un bus, traversé l’ex-Yougoslavie, poursuivi ailleurs son aventure. Chemin faisant, il a rencontré des femmes, des personnages extravagants, un double galicien, une lectrice qui l’insulte et qu’il voudrait bien tuer : Handke rend ici hommage à Misery, le livre de Stephen King et le film qui en fut tiré. Le caractère de l’écrivain sans nom évoque parfois celui de Thomas Bernhard - ou certains de ses personnages. Les rapports entre les deux Autrichiens étaient sans excès de cordialité. Du mort, Peter Handke continue d’aimer les premiers livres, dont Gel et Perturbation.
L’ex-écrivain sans nom habite une péniche baptisée la Nuit Morave, en Serbie, sur le fleuve Morava. Un soir, il invite des amis, qu’il commence par engueuler parce qu’ils sont à l’heure. Pendant quelques nuits, il va leur raconter son voyage. Ou plutôt : il va les faire entrer dans son récit. Leurs voix relaient la sienne et se relaient entre elles, comme dans une veillée, sans qu’on sache jamais qui parle, ni comment s’effectue le relais.
«Barque». Ce sont les alluvions qui portent le récit. Il dérive comme la péniche se déplace, jour après jour, entre les berges d’un pays abandonné. Ainsi échappe-t-elle aux «contrôleurs du fisc paneuropéens», comme le récit échappe à ceux du story-telling : «De même que l’un des jours de la semaine passée avait été proclamé Jour de la collecte des ordures forestières, nous aurions cette semaine-là la Nuit du contrôle fiscal, en référence au film la Nuit du chasseur, où Robert Mitchum, sur la rive d’un fleuve, sous le ciel étoilé, guette la barque où se sont réfugiés les enfants qu’il veut capturer ; de même la rive de la Morava était truffée cette nuit-là de milliers et de milliers de contrôleurs du fisc paneuropéens.» Ne comptons pas sur Peter Handke pour oublier la Serbie, pour ne pas en faire, contre l’Europe, un territoire minoritaire à l’imaginaire résistant.
Les Coucous de Velika Hoca, notes d’un voyage en 2008 dans une enclave serbe du Kosovo, rappelle le mal qu’il pense des décisions prises contre ces minorités, fussent-elles peuplées d’anciens bourreaux. Il écoute les Serbes réduits à une survie honteuse, presque fantomatique, et remarque : «Les gens de Velika Hoca semblaient plus à l’aise pour parler et surtout pour raconter quand on ne leur imposait aucune direction. Certes, ils étaient ainsi souvent emportés dans un tel flux de paroles que je peinais vite à suivre, mais Zlatko […] était devenu entre-temps un traducteur accompli.» Dans la Nuit Morave, l’auteur est tout le monde : ceux qui racontent, ceux qui traduisent, ceux qui écoutent. Naguère, Handke a séjourné sur la Morava dans une péniche-hôtel. Elle s’appelait la Luna. Le propriétaire était un Serbe qui avait travaillé en Suisse. C’était après la guerre, il n’y avait ni argent ni client, «pas même d’amoureux : la Serbie était ruinée, elle l’est toujours. Ils ont donné Mladic pour sortir de la faillite». L’endroit était magique. Des milliers de grenouilles croassaient dans la nuit. Il y a deux ans, le propriétaire est mort dans un accident de rafting au Monténégro. L’écrivain continue d’aller marcher sur les crêtes, entre les monastères. Dans les bus, «il y a des gens qui pleurent leurs morts, et qui continuent leur voyage en jouant au sudoku».
La Nuit Morave permet à Peter Handke de visiter sa vie en l’imaginant. Les ponts entre ce qu’il a vécu et ce qu’il écrit sont naturellement fréquents et amusants. Ainsi, l’ex-écrivain sans nom arrive dans l’île de Cordura, sur l’Adriatique, où il a écrit le début de son premier livre. Handke écrivit sur l’île de Krk, en Dalmatie, «le début de mon soi-disant premier livre, les Frelons». Cordura, en espagnol, signifie sagesse, modération : quand on quitte «ces maudits Balkans», c’est de circonstance. Mais le nom vient d’un western de 1959 avec Gary Cooper, Ceux de Cordura.C’est l’histoire d’un officier américain qu’on accuse d’être lâche. Handke l’a vu, enfant, dans son village de Carinthie.
A Soria, où sont les ruines de l’antique Numance, l’ex-écrivain sans nom croise un poète qui vend, ou plutôt ne vend pas, ses textes dans la rue. Cet homme existe et s’appelle, comme dans le livre, Juan Lagunas. La plupart des habitants le connaissent et l’ignorent, de même qu’ils ne lisent pas celui qui a rendu célèbre cette petite ville castillane : le poète Antonio Machado. «Autrefois, dit Juan Lagunas, nous avions une patrie : nous pouvions dénommer.»
Peter Handke a séjourné deux fois à Soria, découvert en avion dans une revue de la compagnie Iberia. Quand il rencontre Lagunas, celui-ci dit aussitôt qu’il admire Thomas Bernhard, «ce qui m’a un peu agacé». Il va au café avec lui. Il est saisi par son regard fixe, enfantin : «Il attend quelque chose. C’est une espèce de défi. Il est complètement grave. On se sent prisonnier, on est content. Jamais je ne l’ai vu sourire.» Dans le livre, ça devient : «C’était comme s’il avait passé tout ce temps enfermé dans un cercueil de verre, et que ce qui était juvénile en lui, déjà figé dans une sorte de rigidité cadavérique permanente, s’était conservé, avec la pâleur de sa peau, non, pas "parcheminée" […]. Figés eux-mêmes, sauf pour de rares, infimes et presque imperceptibles instants, les yeux, noirs, billes de verre comme sans cils ni paupières, un noir sans jamais une lueur ou un éclat, un verre dans lequel rien ne semblait jamais pouvoir se refléter.»
Moto japonaise. L’ex-écrivain sans nom demande à Lagunas s’il a bien rencontré Johnny Cash à Atlanta : «Il ne sait sans doute pas qui c’est, dit Handke. Moi, il y a longtemps, j’ai rencontré Johnny Cash dans un avion entre Philadelphie et Atlanta, mais, à l’époque, il n’était pas important pour moi. A bord, il y avait aussi Mohammed Ali. J’ai eu l’indélicatesse de le prendre en photo Polaroid sans en faire une de Cash, qui était deux rangs derrière.» Pendant qu’il écrivait la Nuit Morave, il écoutait les derniers disques de Johnny Cash et de Leonard Cohen. Le récit est plein de plans fixes. Ils révèlent les souvenirs de l’auteur, les instantanés déposés dans ses carnets, selon des temps d’exposition assez longs. La chambre noire est très bien adaptée par son traducteur, Olivier Le Lay. Il a traduit, voilà deux ans, Berlin AlexanderPlatz, d’Alfred Döblin, un livre qu’Handke trouve intraduisible.
Chez lui, à Chaville dans les Hauts-de-Seine, Handke précise : «La vie qu’on a vécue, c’est tellement dommage d’en faire une autobiographie. Ce qu’il faut, c’est en faire une fiction. En écrivant, il y a vingt-cinq ans, l’Après-Midi d’un écrivain, je m’étais dit : il faudra écrire l’histoire d’un écrivain qui tourne en rond dans l’Europe.» Entre-temps, il y a eu les guerres balkaniques, la Yougoslavie a disparu. Handke a défendu les Serbes. Il était à l’enterrement de Milosevic. Il y a rencontré un avocat américain, champion des causes perdues ou indéfendables. On le retrouve dans la Nuit Morave, en compagnie de l’écrivain qui n’écrit plus et d’une minuscule ex-championne de moto japonaise. Handke se souvient : «Il ressemblait à Henry Fonda dans Vers sa destinée.» Ce qui donne dans le livre : «Il se tenait pour le successeur d’Abraham Lincoln, spécialisé en droit pénal, et du reste il lui ressemblait de plus en plus, surtout avec ses sourcils broussailleux et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Mais Lincoln était-il aussi frêle ?»
Rature. Les distributeurs culturels de réputations ont fait de Handke un méchant à ne plus lire. C’est aussi pourquoi l’auteur de la Nuit Morave n’est plus qu’un ex-écrivain : «Ex-écrivain, dit Handke, c’est comme ex-Yougoslavie, c’est hivernal. Je me suis dit : quand je serai vieux, vraiment vieux, je vivrai dans un pays maudit, au bord d’un fleuve, sans rien faire, sinon lire peut-être.»
Ecrire, pourquoi faire ? L’écrivain qui n’écrit plus pense : «Ecrire ? Qu’est-ce que ça signifiait pour lui autrefois ? Bien une échappatoire avant tout. Mais pour échapper à quoi ? A la "réalité" ? A la contrainte de réalité ? Au monde ? Aux exigences du monde ? Non. Ou si, plutôt : si le fait d’ouvrir la bouche, d’être contraint de parler, ce "Allez, vas-y ! Raconte !" était une de ces exigences du monde, alors il se sentait poussé à s’y soustraire, et pas par le biais du silence justement, mais par le biais de l’écriture.» Peter Handke ajoute : «La déviation, c’est la respiration. Par elle, le monde entre, et l’écrivain disparaît. L’écrivain est une silhouette ouverte, avec quelques contours, mais rien dedans. Il y a, comme on dit, les "page turners". Moi, j’aime bien les gens qui restent avec les pages, qui reviennent dessus.»
Depuis Mon année dans la baie de personne, publié en 1994, son modèle est «l’épopée médiévale» : «C’est le modèle le plus libre, et celui de notre temps. Une multitude de faits, d’aventures, dans un monde qui perd le sens.» En ce moment, il lit Perceval. Un livre sur Hermann Broch traîne par terre, près de la grande table toujours encombrée. Son dernier manuscrit, la Grande Chute, dévoile une écriture fine et serrée, sans excès de rature, au crayon noir sur de grandes feuilles. Le matin, il fait de l’arabe. Il se dit qu’il aimerait bien «écrire de droite à gauche, comme on remonte une caravane…» Et puis il en sourit. Plus tard, il va marcher dans la forêt voisine. C’est la manière dont Handke s’éloigne en marchant, en écrivant, qui le rapproche des autres.
Il a 68 ans, mais il est sans âge. Il a l’allure fine des grands marcheurs, en qui jeunesse et vieillesse finissent par se confondre dans l’ombre des pas. Sa manière de marcher, de respirer, de rêver en action, apparaît dans Hier en chemin, ses carnets vieux de plus de vingt ans. Les phrases naissent comme les paysages, les lumières, les pensées. Elles ne finiront pas forcément dans les livres qu’elles annoncent. Elles sont simplement là, comme des pistes, des ébauches, des apparitions. Partout, le sens de l’espace et de l’épopée : «Secret de l’écriture épique ? Bien répartir l’enthousiasme.»
Messi. Sur la table encombrée, il y a la carte postale espagnole d’un admirateur. Elle vient d’arriver, Peter Handke la lit : «On m’a parlé de vous dès l’âge de 8 ans. Ensuite, j’ai lu l’Angoisse du gardien de but au moment du penalty. Depuis, j’ai pour vous une grande vénération. C’est pourquoi, dans mon moment de gloire, je me suis rappelé de vous.»Signé : Messi, la star du Barça. Suivent une adresse, un téléphone. Handke aime le football. Il sourit : «Une blague ? Une femme ?» Et si c’était vrai ?
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La Nuit morave de Peter Handke
09/05/2011 | Critique | Fiction
Après plusieurs années de silence, Peter Handke revient enfin sur le devant de la scène avec quatre publications, dont La Nuit morave.
Auteur
d’une quarantaine de romans, d’essais et de pièces de théâtre, Peter
Handke est l’une des voix les plus importantes de la littérature
contemporaine de langue allemande. Également scénariste et traducteur,
c’est un homme de lettres, et de convictions. En 1991, il a pris
position contre l’indépendance de la Slovénie, dont il est originaire.
En 1996, il a soutenu la Serbie et Slobodan Milosevic contre l’Europe
entière. Jamais il n’est revenu sur ces engagements ; il les paie encore
aujourd’hui. Cette radicalité est aussi celle de son écriture,
sensible, érudite, parfois opaque. L’actualité nous offre quatre
occasions de l’explorer : Kali, une histoire d’avant-hiver et La Nuit morave, deux récits parus en 2007 et 2008, dont Gallimard publie la traduction française, ainsi que Hier en chemin, le deuxième tome de ses «carnets», chez Verdier. Et des notes de voyages, Les Coucous de Velika Hoca, à La Différence .
Difficile,
pour chacun de ces textes, de se plier à l’exercice de la présentation
succincte, tant la production de Peter Handke relève de l’expérience. Il
n’y aura pas ici d’histoire au sens où on l’entend, mais un
enchevêtrement d’idées et de sensations. Ce sont des lieux, d’abord, qui
se dessinent. Par exemple une mine de potasse dans Kali, au
pied de laquelle s’étend un village. Une cantatrice, «la chanteuse
d’avant-hiver», y a vécu. Elle tente de retrouver un enfant perdu,
qu’elle ira chercher jusqu’au coeur de la mine. Dehors, il fait presque
toujours nuit. «Encore la nuit. Seulement maintenant la nuit, la nuit
profonde, profonde comme il n’y en eut jamais qu’une.» Le même manteau
entoure La Nuit morave. Le
lieu, cette fois, est une péniche, amarrée dans une boucle de la
Morava, affluent serbe du Danube. Un homme s’y réfugie depuis une
dizaine d’années, un auteur qui a cessé d’écrire. Il reçoit plusieurs de
ses disciples. Ce sont eux qui s’interrogent, eux qui racontent. Une
menace plane, quelque chose se passe, rien n’est sûr. Il y a des
questions, beaucoup, et des mots qui manquent. Il s’agit de chercher les
termes exacts, ceux qui diront le mieux, quoi ? Le désir, la perte,
l’idéal ; tout ce que le lecteur voudra y trouver. C’est à lui que
Handke s’adresse, pour lui qu’il laisse respirer la page. À travers ces
«circonvolutions de cerveau», le dialogue se noue. Il n’y a pas le
choix, et ce parce que «le fait d’ouvrir la bouche, d’être contraint de
parler» est «une des exigences de ce monde». Il se sent poussé à s’y
soustraire, «et pas par le biais du silence par exemple, mais justement
par celui de l’écriture». Cette nécessité du «Allez, vas-y ! Raconte»
pousse Peter Handke à prendre des notes, chaque jour. La publication du
premier tome de ses «carnets», À ma fenêtre le matin (éd. Verdier), qui traversait les années 1982-1987, a révélé ce travail quotidien de compréhension de soi et du monde. Hier en chemin couvre
les trois années suivantes. Comme il l’indique en prologue, l’auteur
était alors «presque toujours en chemin, sans domicile fixe». Partant,
le lieu impulsant l’écriture change d’une page à l’autre : Grèce, Japon,
Portugal, Angleterre... Handke s’arrête sur «les feuilles de platane
qui se dentellent, posées sur l’asphalte mouillé», sur le détail d’une
architecture, sur cette personne âgée ou cet enfant. Se compose ainsi le
portrait fragmenté d’un écrivain dans la transcription permanente du
réel. Fragmenté car, souvent, la pensée ne dure que le temps d’une
phrase - si tant est que le mot convienne : aucun point ne vient calmer
le débit.
De
la lecture de ces ouvrages, on retiendra surtout ce rapport sensible et
tendu à la langue, cette quête du sens. Les traductions de Marie-Claude
Van Lendeghem, de Georges-Arthur Goldschmidt et d’Olivier Le Lay en
rendent parfaitement compte, jusque dans les rythmes et modulations.
Lorsqu’il travaillait sur La Nuit morave, ce
dernier parlait d’ailleurs d’un «flot sinueux». «Il faut se laisser
totalement prendre par le récit et emporter», disait-il. Le conseil vaut
aussi pour le lecteur.
Par Thomas Stélandre
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